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CETTE PERMÉABILITE AU RAYONNEMENT DU LANGAGE N'EST-ELLE PAS À FORCE UN ÉCLAIRAGE ÉPUISANT ?

Walter Ruhlmann : Serions-nous poètes autrement ? Je crois pour ma part que l'utilisation d'une grande gamme de mots et le jeu autour de ces mots illuminent oui, et le trop plein de lumière est à redistribuer. Enfin je crois...

Anna de Sandre : Non.

Stéphane Bernard : Mais n'aimerait-on pas glisser un peu sur les mots parfois ? Avoir l'esprit reposé du verbe de temps à autre ?

Anna de Sandre : Pas en ce qui me concerne.

Walter Ruhlmann : Nous le faisons. Souvent même à lire ce qui est publié.

Stéphane Bernard : Jamais de trop-plein ? D'autres activités ne sont-elles pas un peu sacrifiées, du moins « mutilées» ? Parce que lire, écrire, ça prend pas mal de temps. Les journées sont courtes.

Dominique Boudou : Comme Anna, non. Je serai épuisé à ma mort, pas avant.

Francesco Pittau : Pareil. Écrire c'est avoir envie d'écrire davantage.

Stéphane Bernard : Volontairement ? Je ne crois pas que ce soit toujours le cas. Ça peut être une manie dont on voudrait se débarrasser. Et ma question n'évoquait pas vraiment le geste d'écrire mais plus précisément ce grand attachement à la langue que nous semblons partager. C'est à dire celle dans l'écriture et la lecture évidemment, mais aussi et surtout celle plus triviale, « quotidienne », tout ce qu'on entend et qui nous marque à cause d'une acuité verbale grandie par un exercice régulier.

Anna de Sandre : Oui, j'avais compris et je maintiens.

Stéphane Bernard : Oui, Anna, mais c'est encore monsieur Pittau qui biaise.

Dominique Boudou : Peut-être faudrait-il parler de ce « rayonnement » du langage, qu'on a fait magnétique dans les années vingt et électrique dans les années soixante-dix. (Les champs magnétiques / Manifeste électrique aux paupières de jupe). Mais on l'a fait froid aussi avec Bulteau. Un rayonnement du dehors et du dedans, ensemble. C'est pour ça qu'on s'en lasse pas.

Stéphane Bernard : On peut entendre cet « épuisant » de la question comme « qui ne laisse aucun répit ». Donc pas de lassitude mais un engagement tellement intense qu'il laisse quelques gentilles séquelles à long terme. Merci, Dominique, je connais très bien le bouquin de Breton/Soupault, un de mes premiers livres de chevet, même si je ne le lis plus trop, mais pas ce Bulteau, connu de Burroughs apparemment. « Un rayonnement du dehors et du dedans, ensemble. » On peut développer ça, oui. A ce propos me revient cette citation de Henry Miller  : « [...] lire un texte phosphorescent à travers des lunettes de soudeur. »

Francesco Pittau : Le rayonnement du langage, je sais pas bien ce que c'est. Je me contente d'essayer d'écrire quand j'ai une « idée » qui me passe par la tête.


Brigitte Giraud : Je crois que « naturellement» on fait des choix, on lit plein d'écrivains et on prend en soi ce qui convient à un moment pour nous-mêmes. L'écriture est dans un temps, dans une histoire. On a une mémoire enfouie de tout ce qu'on a lu et c'est très bien ainsi. Il reste tant à lire encore. Entrer dans une bibliothèque, c'est se dire, « je ne pourrais pas lire tout ça, jamais, et des beautés m'échapperont ». Alors que ça rayonne, partout, tout le temps, la découverte est inépuisable !

Stéphane Bernard : Oui, Brigitte, et je dirais que maintenant c'est le livre qui vient à moi plus que l'inverse. J'ai appris à saisir les rayons que les hasards heureux me tendaient. Mais sinon, dans une conversation tout ordinaire par exemple, personne ne ressent les mots avec plus de force qu'à l'époque où l'habitude d'écrire n'était pas encore en place ? Et jusqu'à, pourquoi pas, en être même un peu ridicule ? Il m'arrive de retourner une phrase entendue dans tous les sens. Il y a de ces phrases qui restent. Des fois on sait pourquoi, et d'autres fois non. Vous sentez-vous à l'abri d'une sorte de « déformation professionnelle » ?

Guillaume Alain : L'écrit, c'est l'art majeur puisqu'il conjugue la musique, la couleur, l'image et ce que peut suggérer de caché, d'enfoui derrière cette même image, et celui qui cherche forme ou sens à travers les mots, qui pense mot, n'est pas plus épuisé que celui qui pense couleur comme le peintre, qui pense agencement scénique comme le metteur, qui pense son comme le musicien, tous sont « habités » - oh, le grand et gros mot creux ! désolé - et la lassitude n'apparaît que lorsque la forme, elle, n'apparait pas ou de façon insatisfaisante. La quête du mot est plutôt en soi un exercice revigorant, presque un réflexe, un jeu libérateur où l'on finit toujours par ramener un petit quelque chose. En revanche en tant que lecteur récepteur, comme pourrait le souffler l'image du topic, l'écrit est la plus grande des libertés puisqu'on peut refermer la page et la rouvrir à tout moment, contrairement au film, à la symphonie ou au théâtre qui exigent une continuité d'attention, qu'on y soit perméable ou non.

Francesco Pittau : Le dessin n'est pas un art inférieur à l'écriture. Il est même plus ancien que l'écriture.

Brigitte Giraud : « Il m'arrive de retourner une phrase entendue dans tous les sens. Il y a de ces phrases qui restent. » Oui c'est vrai, ça. Je fais pareil. Puis par jeu, drôle de jeu, il me plaisait de placer une phrase qui n'avait rien à voir avec des gens (les instits dans la cour par exemple) pour voir l'effet, par plaisir pur, ou provocation, ou... Est-ce que le rayonnement allait épuiser l'éclairage, en quelque sorte ?

Rodrigue Lavallé : Il y a des jours où je me sens totalement imperméable au « rayonnement » du langage, voire des semaines. Vraiment coupé. Incapable de lire quoi que ce soit, d'écrire encore moins (comme en ce moment). Est-ce épuisement d'avoir trop écrit, trop lu ? Alors épuisé oui, au sens où il n'y a plus rien. L'envie demeure, les émotions déclencheuses aussi, mais pas le moindre mot. Une sorte de dégoût même, mêlée à de la peur je crois. Peut-être la trouille de se trouver débordé par cette part de folie que l'engagement dans l'écriture porte en soi.

Stéphane Bernard : Oui, la peinture est la grande sœur de l'écriture, jusqu'à preuve du contraire, Francesco. Ah, Brigitte, le coup de la phrase un peu incongrue, j'ai toujours adoré  Et c'est un jeu qui peut entraîner des réactions assez étranges, et intéressantes. Merci, Rodrigue, tu m'apportes un peu de réconfort là.

Dominique Boudou :
Je crois qu'il faut d'abord refaire la distinction entre le langage et la langue. Le langage est un matériau sonore émis par un locuteur. Objet de communication, il favorise les échanges de la vie ordinaire dans tous ses états. Il est partagé par de nombreuses espèces animales sur notre planète, notamment les oiseaux. Comme tous les matériaux, il produit diverses vibrations dont le mouvement ondulatoire interagit avec l'environnement. La langue est l'esprit de ce matériau qu'est le langage. Elle en agence les éléments et produit ainsi une infinité de possibilités pour dire, ou écrire, les perceptions, les émotions, les sentiments... Elle en démultiplie les rayonnements et donc les interactions avec le monde intérieur comme le monde extérieur. Deleuze évoque cela dans la conclusion de son ouvrage intitulé Qu'est-ce que la philosophie ? Il s'agit bien d'une architecture multipolaire soumise aux attractions magnétiques du dehors et du dedans et les figures engendrées, conceptuelles ou non, évoquent les myriades du cosmos. La littérature est à cette image. Ses rayonnements criblent de part en part les individus qui essaient de l'approcher, en lisant ou en écrivant. Et c'est vraiment d'essai qu'il s'agit. Raté le plus souvent. La plupart des poètes d'aujourd'hui, empêtrés dans des éléments de langage, peinent à accéder à une langue singulière. Un seul Thierry Metz existe. Un seul Paul de Roux. Une seule Duras. (Si, si, il y a bel et bien de la poésie dans l'œuvre de Marguerite.) Mais pourquoi tant de ratés ? Je pense que Gombrowicz, parmi d'autres, donne une réponse satisfaisante. Il dit que ce n'est pas lui qui écrit. Il dit que c'est la littérature qui écrit à travers lui. On aurait tort de voir là une posture. Cet aveu est le fruit d'une longue très longue pratique de la lecture et de l'écriture et il a en effet conduit son auteur à d'incessantes phases d'épuisement. L'épuisement de la lucidité. Reprenons Alain Jouffroy et reconnaissons que nos mots sont toujours en retard sur leur rayonnement quelle qu'en soit la vitesse. Mais, captifs que nous sommes de la langue à inventer, n'abandonnons rien de notre chemin, ne déposons pas l'arme chargée de futur qu'est la poésie. Et les oiseaux tiendront des conciliabules. [Billet de Dominique Boudou en réponse à cette question 14 initialement paru sur son blog Jacques Louvain. Merci à lui.]

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