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C'EST QUOI, POUR VOUS, CET INSTANT - MINUTE, HEURE, JOUR - QUI PONCTUE L'ÉCRITURE D'UN TEXTE TRÈS SATISFAISANT ?

Francesco Pittau : Je connais pas. J'évacue quand je suis au bout du machin, c'est tout.

Stéphane Bernard : Et cette évacuation ne provoque rien ? Même pas une petite joie fugace ?

Francesco Pittau : Non, franchement. Je me dis que j'ai fait au mieux à l'instant. Mais c'est tout. Je vois que des défauts.

Jacques Cauda : Existe-t-il ce texte satisfaisant ? Peut-être pour le lecteur. Sinon, pour celui qui écrit ?

Stéphane Bernard : Je pense qu'il existe, ce texte, avec ses défauts justement, mais des défauts moindres, parce que plus tolérables et donc acceptés ceux-là, pour une fois, et durant un très très court instant. La plupart du temps, c'est vrai, je préfèrerais me couper les deux bras que de continuer à écrire... Mais à quoi bon, je sais bien que je continuerai avec un pied ou je ne sais quoi d'autre.

Julien Boutonnier : Je dirais peut-être que c'est une joie brève et inquiète, un instant sans profondeur, précieux, qui passe et s'annule ?

Al Denton : En général je me sens très mal. Ce n’est pas seulement une posture - je sais que mon activité d’auteur négatif est remplie de postures. C’est juste que cela me fait mal dans mon corps. Ma seule satisfaction, c’est simplement quand je parviens à finir un texte et à avoir envie d’en commencer un autre malgré la douleur, au lieu de mourir bêtement sur ma chaise. Mais le texte en lui-même, osef.

Stéphane Bernard : C'est marrant, ça, Al et Julien. Je cherchais ce que je ressentais dans cet instant. Eh bien je trouve que ça ressemble assez à celui où l'on vient d'apprendre le décès d'un proche. Une sorte de flottement, du même ordre, mais bien moins fort tout de même. Disons que quelque chose qui était avec nous nous quitte.

Rodrigue Lavallé : Oui, elle questionne, cette expression de « texte satisfaisant ». A la fin d'un texte, quand j'ai viré tous les défauts flagrants, plus peaufiné tous les détails qui m'emmerdaient (sonorité, rythme, sens, émotion, disposition...), je crois que j'ai juste l'impression que je peux pas faire mieux, que plus, ce serait pire. Pas l'impression de ressentir de joie, plutôt un soulagement, une détente. Qui fait vite place à une inquiétude et la certitude que, de toute façon, si j'y repense plus trop pendant quelques heures, à la relecture, de nouveaux détails souvent plus justes vont m'apparaître, qui une fois réglés, pourront clore le texte. Ou pas. En fait, s'il y a satisfaction, ça vient généralement moins pour moi du texte lui-même que de savoir que j'ai avancé dans le travail d'écriture.

Stéphane Bernard : Je n'ai pas honte de dire qu'il m'est arrivé parfois de penser qu'un de mes textes était parfait. Ce sentiment durait d'une minute à plusieurs jours (mais si ! - mais c'est juste de l'euphorie en général et cela se paie très fort les jours d'après). Je pense être un cas clinique.  Mais je crois qu'un texte peut tout de même être satisfaisant parfois. Sinon pourquoi le publier ?... Et on ne parlait pas de joie, Rodrigue. Donc pour vous la réponse c'est soulagement, détente. Répit donc, je dirais... Ah si, c'est vrai, je proposais « joie » à Francesco... Pardon.

Rodrigue Lavallé : Oui, et Julien a parlé de « joie inquiète ».

Stéphane Bernard : On peut remplacer « l'écriture d'un texte très satisfaisant » par « une bonne séance d'écriture » si vous préférez. Et dissertons sur l'une et/ou l'autre version.

Alain Guillaume : Il faut bien reconnaître que je ne trouve aucune de mes tentatives en écriture satisfaisante, j'entends un texte aussi court soit-il que le temps rendrait indéboulonnable, seuls parfois des petits bouts, une phrase par-ci par-là, la rencontre de deux mots qui sonnent pas trop mal m'arrachent un petit sourire de satisfaction, me disent que je tiens une amorce de musique, mais comme je suis un aquoiboniste doublé d'un beau flemmard j'ai bien conscience que tout ça n'ira pas très loin et que si rythmes, balancements bien syncopés dégringolent jusqu'au bas de la page sans déhanchés trop maladroits, bon, allez, j'aurais pas trop perdu ma soirée, en tout cas le temps se sera allongé, déchiffonné, l'angoisse de la pendule m'aura lâché, et à mes âges, ça n'a pas de prix.

Christine Saint-Geours : Oh Stéphane, comme je suis heureuse de ne pas écrire et de ne pas ressentir cette petite excitation aussi trompeuse que rapide... et qui retombe aussi vite qu'un soufflé mal fagoté !

Stéphane Bernard : Christine, vous savez que vous écrivez drôlement bien pour quelqu'un qui n'écrit pas. Et oui, l'euphorie est une chose répugnante. Et je n'aime pas la voir non plus chez les autres, parce qu'on sait comment ça finit. Mais au mieux nous avons tous droit à un peu de répit, une brève suspension du désir d'écrire, une station dans le transit.

Murièle Modély : Il m'arrive d'éprouver de la joie (fugace, inquiète - pour reprendre Julien Boutonnier, violente, etc.) à la fin de l'écriture d'un texte, surtout lorsque celui-ci a été mis en chantier après une émotion très vive, désagréable, anxiogène. Cette joie est une « revanche » sur mon penchant négatif naturel : j'en jouis donc (la joie pansement en somme)... puis je vais me coucher/manger/vivre quoi... et tout reprend sa place, lucidité, remise en question, exigence, etc.

Francesco Pittau : De toute façon, ce qui compte, c'est le faire, pas le résultat. Le faire on peut l'apprécier, y prendre plaisir même, mais le résultat, on l'oublie aussitôt. En tout cas, moi oui.

Murièle Modély : Je crois que la joie dont moi je parle, ce n'est pas tant pour le texte que pour avoir pu faire autre chose qu'une éructation brute de mon émotion. En tout cas pour moi c'est ça.

Anna de Sandre : Je suis soulagée quand j'ai une idée potable et quand je vais au bout d'un texte.

Dominique Boudou : C’est un moment dont je me méfie car il signifie que je suis excessivement content de moi. Je ne l'en savoure pas moins, tout en me disant que demain ce sera différent.

Stéphane Bernard : Donc cette chose qui est de l'ordre de la joie (même inquiète), du soulagement, du répit, c'est la petite fête du chemin. La destination c'est la rupture du mouvement et le retour à l'affreuse réalité qu'on éludait dans l'écriture. Et oui, Dominique, cette dangereuse euphorie qui ne présage rien de bon en général... « Avoir pu faire autre chose qu'une éructation brute de mon émotion » dit Murièle. Je me disais du coup : oui, c'est peut-être quand après un plus ou moins long travail, le texte nous présente quelque chose en son sein d'autre ou de plus loin que nous, et qui nous chatouille/gratouille l'esprit et/ou le cœur et fait cette joie dont on peut se demander ce qu'elle est.

Rodrigue Lavallé : Oui, Stéphane, une sorte de... jubilation née d'une découverte presque fortuite, au fil de l'écriture. Là oui, je connais ce genre de « joie »... Sérendipité.

Stéphane Bernard : Merci pour ce mot que je ne connaissais pas, Rodrigue. Oui, c'est exactement ça. C'est un peu la quête d'adrénaline du poète.  Ce qui fait continuer.

Hélène Dassavray : Très satisfaisant ! Tout de suite les grands mots ! Pour ma part des fois contente, des fois pas contente, l'un et l'autre passent, et sur la planche remettre l'ouvrage. Je suis d'accord pour dire que la satisfaction est davantage dans le chemin que dans le but. Mais quand même, parfois, ce petit orgasme d'avoir réussi à dire exactement ce qu'on voulait de la façon dont on le voulait, non ? Pas vous ? Cela noté, c'est aux lecteurs de qualifier un texte de satisfaisant, non ? Pas vous ?

Stéphane Bernard : Si si, c'est ce que je disais au tout début. Un petit miracle arrive de temps à autre. Mais plus souvent quand ils s'agit d'un court aphorisme que pour une nouvelle... Et heureusement, oui, qu'il y a de vrais bons lecteurs pour nous dire si c'est bon finalement, sans quoi... Et la vie est bien faite puisque nous en sommes aussi.  Après tout écrire apprend surtout à mieux lire. Ça au moins j'en suis convaincu.

Perrin Langda : Le mauvais poète, quand il termine un mauvais poème, bon ben il est content. Alors que le bon poète, quand il termine un bon poème, bon ben il est pas content. Mais c’est un bon poète, quoi.

Brigitte Giraud : Je suis satisfaite d'un texte, il me semble l'avoir en bouche. Je le chuchote, le malaxe. Puis le lendemain, c'est autre chose. Je reprends, je pinaille. Peux tout aussi bien le balancer. Je ne pense jamais aux lecteurs, moi. Parfois, ben je retouche rien. Il est comme il est... et dure de me plaire.

Perrin Langda : Il y a un moment assez agréable où on a l’impression d’avoir fini un poème pas trop mal, c’est un peu comme de contempler un puzzle, un lego achevé. Voire, dans le meilleur des cas, d’avoir retrouvé une sorte de formule magique à prononcer. Bien sûr ça ne dure pas. Après coup on trouve toujours une pièce rentrée à coup de marteau, l’ego se casse la figure et la formule magique ne produit que des petites larves rampantes et pathétiques.

Stéphane Bernard : Eh bien moi, il y a des textes que je trouve encore très bons dans ce que j'ai écrit il y a longtemps. Certains tiennent (oh, une poignée). Mais vous voyez, ensuite, les lecteurs, tout ça, je ne sais plus trop quoi en penser certaines fois, parce qu'il y a aussi des poèmes que je déteste dont on me fait sans cesse des « louanges »... De toute façon, si je me force à publier parfois dans des revues (et je me force vraiment, ce n'est pas de la coquetterie), et en ce moment si je tente de pondre un livre, c'est pour essayer de donner un sens plus épais à ma vie, une vie dont je ne tiens plus aucun fil entre les doigts si ce n'est quelques lignes bien faites parfois. Mais il y a beaucoup de poètes ici, de vrais poètes, ce que je ne suis pas. Je n'ai jamais l'idée d'un livre en tête par exemple. Juste des fragments produits par une habitude contractée il y a deux décennies. Je suis juste un type qui écrit un truc de temps en temps, mais qui fuit le moment d'écrire comme la peste. Et même s'il y a ces fameux textes qui tiennent avec le temps, j'ai beau les trouver encore bons, ils me sont tout de même assez étrangers (ceci expliquant peut-être cela). Et des fois j'aurais aimé ne jamais commencer (je peux même, je crois, retirer le « des fois »). Donc ce moment de « joie » qui conclut une bonne séance, c'est un peu comme ce stade atteint dans la drogue ou l'alcool : celui de l'angoisse absentée.

Francesco Pittau : Je ne suis jamais content. J'oublie ce que j'ai écrit et je recommence.

Rodrigue Lavallé : Francesco, c'est « drôle » cette idée d'oublier ce qu'on a écrit. Pour ma part, je vois de plus en plus chaque texte comme un élément d'un immense puzzle en train de se faire et dont le travail d'élaboration participe à ce que sera le suivant. Comme si c'était le chemin en train de se faire et qui permet au pas suivant d'avancer.

Francesco Pittau : Je me relis jamais, c'est peut-être pour ça.

Perrin Langda : Ce qui me surprend aussi dans votre point de vue, Francesco, c'est qu'en plus d'oublier (ça encore, je pratique parfois) vous ne semblez ni content ni mécontent de ce que vous écrivez. J'avoue que ça me paraît inconcevable. Je ne sais pas comment formuler ça, êtes-vous une machine, ou un maître taoïste ?

Francesco Pittau : J'ai expliqué plus haut que j'aime le « pendant ». Après ça m'intéresse plus trop. Je suis une machine taoïste.

Rodrigue Lavallé : Même ce mot de « pendant », j'ai du mal à le concevoir. En tout cas c'est très éloigné de ce que l'écriture me fait vivre. Beaucoup de mal à déterminer un avant, un pendant et un après, vu que chaque texte est comme qui dirait accroché au précédent et au suivant, même quand j'ai l'impression qu'il est fini (ce qui prend un sacré bout de temps).

Francesco Pittau : Tout ça dépend de ce qu'on écrit. Si on écrit par rapport à sa propre écriture ou si on écrit par rapport au monde. Ma propre écriture m'intéresse comme on nettoie un outil, pas plus. Et en plus, j'avoue que je me fiche de « faire œuvre » ou pas. C'est pas mon problème. S'il y a un lien entre tous mes textes, ça ne me paraît pas extraordinaire, ce serait même logique, puisque je les écris. Mais cette concaténation se fait toute seule. Je voudrais l'empêcher ou la contrarier que je n'y arriverais pas, sauf à changer de personnalité. Le «faire» m'intéresse, le reste me laisse indifférent. Pour ça que j'écris beaucoup sans doute.

Rodrigue Lavallé : C'est intéressant comme « vécu » A vous lire, Francesco, j'ai l'image (n'y voyez rien de gênant) d'une poule qui a pondu un œuf, qui a sorti de lui une chose qu'elle (la poule, hein) ne pouvait pas ne pas sortir mais tout à fait distincte de lui, d'elle (la poule, je sais plus...). Alors que dans le mien, de vécu, j'ai l'impression plutôt d'objectiver une part de moi plus ou moins consciente, parfois que je ne savais pas posséder. Mais qu'une fois devenue objet, ça continue à travailler dedans, sous une forme légèrement différente, remaniée.

Stéphane Bernard : Je tente depuis un temps déjà de ne plus séparer écrire sur le mécanisme d'écrire et l'écriture sensitive du monde où l'homme s'invisibilise, se retire. Parce que cette séparation est vaine, qu'au bout du compte c'est encore moi, cet oiseau que je peins : il est entré dans ma cage mentale et je l'hybride inconsciemment ou non à ce que je suis. Et donc pour moi, l'outil est autant le monde que la matière sous l'outil.

Brigitte Giraud : Je me fiche de « faire œuvre », c'est aussi mon sentiment.

Stéphane Bernard : Faire œuvre ? Pour moi, un texte, c'est un jalon, une station du chemin marquée, où je me souviens ainsi être passé, ou bien un bois flotté où je m'accroche pour avancer. Même pas très bon, il reste une petite étape dans ma vie. Une carte postale envoyée à ma mémoire et qui traîne dans un de ses tiroirs, ou, quand il est pas trop mauvais, sur la porte du frigo.

Francesco Pittau : Écrire, c'est s'octroyer un instant d'amusement. On se distrait. On jubile de manier tout ça, puis on va boire un coup au bistrot, on papote, on joue au baby-foot, on rentre, on mange, puis tiens, une idée, alors on écrit un peu, puis on allume la télé pour les infos. Zut, où j'ai fourré cette feuille où j'avais jeté quelques lignes ? je la retrouve plus. On verra demain. Le lendemain, on se lève, on petit-déjeune, on regarde son courrier, on bricole pour le boulot. Et la feuille de la veille est oubliée. Voilà. Et puis c'est tout.

Rodrigue Lavallé : « Écrire, c'est s'octroyer un instant d'amusement. On se distrait. On jubile de manier tout ça... » Je ne peux m'empêcher de penser à ce que me disait Jean-Marc Undriener sur les auteurs, parfois talentueux, qui font de la poésie comme d'autres du macramé ou des Tours Eiffel en allumettes.

Perrin Langda : « Des Tours Eiffel en allumettes » : je me reconnais assez là-dedans. Avec une tendance légèrement ultra-obsessionnelle.

Francesco Pittau : La poésie c'est du macramé. Je me sens pas spécialement touché par les dieux parce que j'écris. C'est d'abord « de l'amusement », un plaisir solitaire. il faut arrêter de mythifier la création en en faisant une espèce de quête. C'est du bricolage avec des mots. On essaie de faire un joli objet, un objet que les gens auront peut-être envie de lire, de fouiller, de retourner, de poser sur la cheminée (ou sur le micro-ondes). Et de temps en temps, ils jetteront peut-être un œil dessus pour voir s'il n'est pas fendillé ou terni par la lumière. Point. Rien de plus. Rien de moins.

Stéphane Bernard : Vraiment, Francesco, je donnerais une partie de mon âme pour voir ça comme vous. L'écriture a été depuis le début une armure contre mon milieu, et renforcée encore pendant de très longues années par l'alcool et la drogue. Je ne peux guère atteindre facilement cette « légèreté » dont vous parlez. J'ai appris avec le temps à me contenter des mots, mais je ne sais plus si ça a été un choix ou si ça s'est imposé à moi comme le moindre mal. Vous voyez, moi je prie pour que ma passion pour la poésie tienne. Il me serait dangereux que je la perde.

La Nouille Martienne : Je préciserais au discours de monsieur Pittau qu'en ce qui me concerne, et bien que la Poésie soit pour moi de l'oxygène dans ce monde de fous, je n'essaie pas de faire « joli » mais de faire « vrai » à travers les mots, c'est l'émotion (la sensation du vivant) que je recherche avant tout. J'exprime ce que je ressens par écrit parce que « les autres » (en tout cas dans mon entourage) malheureusement n'en ont rien à foutre des mystères du langage. J'ai des plaisirs immenses à découvrir certains poèmes (ceux des autres), à les lire, à les dire. J'oublie rapidement mes propres écrits (finis ou non, d'ailleurs), je suis comme une poule qui accouche de son œuf un peu partout et l'oublie aussitôt pour aller picorer quelques vers, plus substantiels, ailleurs. Du partage, j'attendrais plutôt des critiques chirurgicales afin de m'aider à trouver la juste dimension (mais existe-t-elle ?) du mot. Certes je suis une Nouille mais une Nouille consciente de la vanité de sa quête et de ses propres limites. Je regrette simplement que la vie simple ne suffise pas et qu'on cherche par tout moyen à laisser une trace en oubliant d'être, tout simplement. Mais est-ce du partage et de la communication si on refuse de ressentir l'autre plus que de s'écouter soi-même ?

Stéphane Bernard : Je ne publierais rien (et je le fais déjà si peu) si je n'espérais pas un minimum que ces mots qui m'ont soulagé dans cet exercice de l'écriture ne pouvaient agir également un peu dans ce sens chez mon contemporain par cet autre exercice qu'est la lecture. La reconnaissance n'est qu'un feu de paille, dont je me fous le plus que je peux, mais la rejeter quand elle vient c'est aussi faire preuve d'un orgueil ingrat. Artaud n'était que dans lui-même, mais quand je le lis (oh, pas tout) ça me fait du bien, alors... Quand on s'écoute très très profondément, ce que l'on entend, c'est je crois ce qu'entend l'autre tout aussi profondément. Nous avons tous le même noyau et c'est ce noyau qu'il faut atteindre. Et je n'ai jamais eu l'intention de traîner dans les salons. Et surtout je ne vois pas en quoi écrire signifierait automatiquement vouloir être reconnu. Après, qu'une personne qui écrive soit un peu vaniteuse, très orgueilleuse, ce n'est pas une nouveauté. L'artiste et le poète partagent des défauts des politiques mais en usent avec plus de générosité. Ou alors ce ne sont pas des artistes, mais des poseurs.

Brigitte Giraud : On ne laisse jamais une trace d'écriture de façon anodine. Je crois qu'il y a des livres plus importants que d'autres, ce ne sont pas de « bons » livres, pas de « beaux » livres, mais des livres nécessaires, au moins pour soi. Et parfois ça nous déborde. D'où « l'engagement »de l'écriture. On se guérit rien, on ne soigne rien, l'écriture n'est pas un médicament. Mais quelque chose advient. Pour soi et pour d'autres aussi parfois. Une sorte de lucidité dans une matière poreuse qu'est vivre. Et ce n'est jamais rien, ça. Jamais rien. Il y a des « sujets » qui secouent, celui qui écrit et celui qui reçoit. Ce ne sera pas vain alors.

Stéphane Bernard : Et bien sûr que ça ne guérit rien, mais ça suspend un peu. On ne sait trop quoi, mais on n'y échappe pas, ou plus.

Al Denton : Je suis très sensible à ce que dit Stéphane, sur le soulagement que l'on peut trouver dans l'écriture, soulagement dont on peut attendre qu'il soit aussi éprouvé par ceux qui nous lisent - avec une variété d'autres émotions, bien sûr, les textes monochromes n'étant pas faits par et pour tout le monde. Même en tant que petit fabricant de macramé, j'ai par exemple envie d'arriver à une description satisfaisante - non, mieux, parfaite - de la mélancolie ou de la douleur telles que je peux les vivre. Ce n'est pas seulement pour m'astiquer le manche sur mes problèmes, c'est aussi pour transmettre et soulager. Quand j'ai découvert Styron, Dan Fante, Dazai , leur lecture a été une consolation pour moi. J'aimerais donc m'améliorer en tant qu'artisan de la mélancolie pour offrir une telle consolation à d'autres. Car après tout, si je ne recherchais pas une certaine qualité de l'émotion, je ne serais pas lecteur non plus. En parlant de « manche », je vous convie à la lecture du petit texte Aviation de Santiago Gamboa , paru dans l'un de ces Lexiques nomades que Bourgois édite à l'occasion des Assises du Roman. Je crois que le texte se termine sur cette phrase (de mémoire) : Tous ceux qui écrivent devraient le faire comme si leurs mots s'adressaient à un pilote luttant seul contre une violente tempête.

Anna de Sandre : Alors puisque tu cites Fante comme un modèle, Fiston, ce dont je te félicite, j'en profite pour te suggérer qu'il serait bon que le lecteur trouve davantage d'humour dans tes textes.

Francesco Pittau : Fondamentalement, on sait tous qu'on soigne un truc en écrivant : on serait bien, on irait se balader dans les sentiers, s'allonger sur les playas de Marbella et on jouerait Mozart sur un ukulélé parce que c'est plus marrant qu'avec un orchestre symphonique.

Al Denton : Mais je note, Maman, pour l'humour. J'en parlerais au machin sombre, orgueilleux et déplaisant quand il se réinstallera derrière sa machine à écrire... Francesco, quand je lis tes commentaires, jusqu'à présent j'avais justement l'impression que tu étais notre référent anti-pathos. Zut alors.

Francesco Pittau : J'ai déjà changé d'avis. Je reviens à ce que je disais avant. En fait, on écrit pour se marrer comme avec le ukulélé évoqué plus haut.

Murièle Modély : Souvent Pittau varie bien fol qui s'y fie... Ah non je me goure.

Francesco Pittau : Au fond, doit y avoir des tas de raisons inavouées et inavouables pour lesquelles on écrit. Moi, j'espère recevoir un César. Et vous ?

Rodrigue Lavallé : Qu'on écrive parce qu'on a des fêlures, des cicatrices plus ou moins, c'est évident. Qu'on le fasse pour soigner quoi que ce soit, je sais pas. Toujours eu du mal avec cette idée de l'écriture comme thérapie personnelle. En même temps, dans la mesure où ça fonctionne en partie avec des zones peu conscientes de la psyché, indirectement ça doit agir comme tel, parfois.

Al Denton : Moi, c'est parce que j'ai été recalé en première année de Médecine... Merde alors, Rodrigue, moi c'est exactement l'inverse, plus j'écris, plus je me bousille.

Rodrigue Lavallé : Bah, les cicatrices, faut savoir les taquiner sans les brusquer, sinon ça saigne. Quoi qu'un peu de sang d'encre, ça fait de jolis textes.

Francesco Pittau : Ça fait mal aux dents, mais c'est bon d'avoir mal aux dents... J'aime pas la poésie.

Rodrigue Lavallé : Doit-on aimer la poésie pour (essayer d') en faire ? Pis c'est quoi la poésie ? Et à quelle heure qu'on mange ?

Francesco Pittau : On doit la mépriser même.

Rodrigue Lavallé : Là, je suis pas loin de vous rejoindre, Francesco. Entendu que je ne confonds pas la poésie avec le travail d'écriture. Mais je me rends compte que je sais réellement pas ce que ça veut dire « la poésie ».

Francesco Pittau : Ça veut pas dire grand-chose, sauf si on se rapporte à la définition du Petit Robert.

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