TENTEZ-VOUS DE METTRE VOS TEXTES
EN AVANT ? OU RESTEZ-VOUS EN RETRAIT ? EST-CE UN CHOIX ? UN TRAIT DE VOTRE CARACTÈRE ?
Francesco Pittau : En avant
de quoi ? En publication ?... Sinon, oui, j'essaie d'être lu. Même si je ne fais
pas assez d'efforts pour ça.
Stéphane Bernard : Oui,
Francesco, si vous cherchez à ce qu'ils soient lus.
Francesco Pittau : Oui, mais
pas assez d'efforts pour ça.
Cécile Guivarch : Je poste
des textes sur Facebook, en propose parfois à des revues mais attends souvent
d'être sollicitée... Avant d'envoyer à un éditeur cela marine longtemps
aussi... En gros, Facebook je trouve cela bien car immédiat... Avec réaction
des lecteurs.
Walter Ruhlmann : Moi,
j'avoue, j'ai toujours écrit pour être lu et quitte à passer pour une catin de
la poésie, je me suis toujours arrangé pour que ça se passe ainsi. « I'm a poetry whore » disait Benjamin E.
Nardolilli. Je suis pareil.
Francesco Pittau : On écrit
tous pour être lus.
Bruno Legeai : Une question
qui me traverse parfois. Là par quoi je ne suis pas un artiste (poète,
photographe) c'est qu'il m'importe assez peu au fond d'être lu ou ignoré (sans
nier le plaisir que cela procure). Ce que je fais est le fruit d'une nécessité
d'expression et non un souhait ou un désir de communication. Pour en revenir à
une session précédente, par exemple, écrire avec le doigt sur une plage déserte
et laisser l'eau lisser le silence est bien assez. Pas besoin de lecteur, de
témoin, encore moins de le photographier ou retranscrire. L'instant.
Francesco Pittau : Bizarre
de parler de putasserie quand on veut être lu. Mais bon, ça fait partie de
l'idée de poésie pure, une idée qui m'a toujours paru digne de je ne sais quel
élitisme.
Walter Ruhlmann : C'est
vrai, alors disons que pour enfiler la métaphore, j'ensemence tous les media à
ma portée de ce que j'écris.
Cécile Guivarch : Je suis
plutôt en retrait donc. Mais aime mettre les autres en avant (grâce au site Terre à ciel).
Stéphane Bernard : Oui, bien
sûr. Mais après il y a une certaine hantise, Francesco. Chez certains du
moins. On espère tous être lus, mais cela ne suffit pas, on veut aussi être
appréciés.
Francesco Pittau : Moi je
publie quand je peux. Quand on veut bien de moi.
Walter Ruhlmann : Ah
élitiste, que nenni ! Poésie de dockers, d'ouvriers, de michetons,
d'allocataires, c'est ce que je lis et ce que j'essaie d'écrire.
Stéphane Bernard : D'ailleurs,
dans cette histoire de retrait - où je me situe - n'y a-t-il pas plus d'orgueil
finalement que dans la mise en avant - qui elle est simple vanité ?
Francesco Pittau : Oh ben
même chez les dockers y a de l'élitisme. C'est pas une question de classe
sociale.
Walter Ruhlmann : Orgueil et
préjugé, pour citer Austen. Préjugé des supports ou de soi-même, de ses
qualités d'auteur. Se mettre en avant c'est aussi prendre des risques, et de
fait, c'est aussi du narcissisme, et l'indifférence blesse la fierté. Elitisme
chez les dockers ? Comment ça ?
Stéphane Bernard : Et
évidemment, je n'use pas péjorativement du terme « orgueil ».
L'orgueil a ses tares, mais c'est aussi lui qui entretient notre singularité. Oui,
parfois jusqu'à la bêtise, c'est vrai…
Walter Ruhlmann : Il est
cependant vrai que les nouvelles technologies permettent cette mise en avant,
cette autopromotion, ad nauseam
d'ailleurs parfois.
Cécile Guivarch : On peut
être lu aussi sans se mettre en avant, sans faire de publicité et finalement
n'est-ce pas une meilleure reconnaissance ? Car n'est-ce pas cela que nous
cherchons : reconnaissance, estime des textes.
Stéphane Bernard : Je suis d'accord
avec ce que vous dites sur Facebook et les blogs, etc. C'est vrai que ça permet
un regard neuf sur son parcours, et les petits commentaires permettent de tenir
dans les mauvais moments, les périodes où on veut baisser les bras. Mais il
faut aussi relativiser certaines envolées.
Marianne Desroziers :
Compliqué : on écrit pour être lu et je ne vois pas de honte à cela. « Se
mettre en avant », cela peut sonner comme péjoratif (tout dépend des
moyens employés). On cherche des lecteurs oui (à travers une publication d'une
maison d'édition ou d'une revue... internet, c'est encore autre chose !). Il
est très difficile de se distinguer dans la masse de livres qui sort chaque
année et on est bien petits face aux mastodontes de l'édition (surtout quand on
écrit de la poésie ou des nouvelles). Attendre qu'on vienne nous chercher ? Un
luxe... ou un leurre ! Je préfère prendre les devants.
Walter Ruhlmann : Eh oui
Cécile, mais dans toute cette masse de textes il faut réussir à se mettre en
avant, prendre exemple sur le modèle anglophone, ils sont bien moins pudique,
plus sûrs d'eux-mêmes, on n'est d'ailleurs jamais mieux servi que par soi-même.
Cécile Guivarch : Oui,
montrer cela permet de progresser. J'ai beaucoup montré aussi dans des espaces
restreints ou à des amis d'écriture avec l'attente d'une lecture attentive et
critique, mais après, pour envoyer à des revues ou des éditeurs je mets
toujours un temps énorme.
La Nouille Martienne : Intéressante
question, Stéphane. Comment répondre honnêtement ? J'ai créé mon blog après
avoir tâté du forum d'abord par facilité de traitement (pour les corrections, etc.)
puis insidieusement pour le partage, en espérant avoir des retours constructifs
(euh, là, j'étais carrément dans l'utopie même si les compliments sont
plaisants à recevoir ce n'est pas ce qui motive mes scribouillages). Mais un
peu comme Cécile, j'apprécie la lecture d'autrui, ces contemporains qui veulent
se faire entendre, que je retrouve d'ailleurs surtout sur leurs blogs moins
parasités par des infos hors sujet (ici la poésie) ou des pubs. Et puis parmi
mes auteurs de prédilection, vient le « manque ». J'attends la version
papier pour avoir ce contact intime et rassurant à portée de ma main, de mon
humeur, et je voudrais parfois de toutes mes forces que ces poètes du web
soient publiés dans des ouvrages qui ne soient plus virtuels, même si je devais
alors pour les obtenir me serrer la ceinture ! Question de génération peut-être
... Alors je me dis qu'heureusement qu'ils se battent, qu'ils s'obstinent,
qu'ils s'autofinancent parfois pour stopper ma transformation en Nouille aigrie
et frustrée parce qu'ils m'apportent plus que tout ce que je pourrais jamais
espérer traduire avec mes propres mots.
Walter Ruhlmann : Ça ne
m'est arrivé qu'une fois en francophonie. J'étais scotché : Le livre à disparaître, Romain Giordan.
Cécile Guivarch : Oui,
Walter c'est surement une question d'assurance.
Fabrice Farre : C'est la question
qui titille !
Cécile Guivarch : Mais cela
arrive qu'on vienne vous chercher ! Ne jamais dire que cela ne peut arriver !...
Tiens, Murièle, je pourrai bien te solliciter pour Terre à ciel !
Walter Ruhlmann : Mais là
aussi, je me porte en faux (ça se dit ça ?), La Nouille Martienne. Pourquoi les
média en ligne auraient moins de valeur que les média imprimés. Tout est bon
pour la publication d'un texte, d'une œuvre, etc.
La Nouille Martienne : Walter
ce n'est pas que cela a moins de valeur mais pour moi, c'est moins pratique car
je suis restée volontairement loin de tous les « média » ou supports
informatiques pendant des décennies, et même maintenant seules les obligations
professionnelles m'ont condamnée à internet et à l'ordinateur (fixe même pas
portable !). Je n'ai toujours pas de téléphone portable, pauvre Nouille
retardée que je suis.
Stéphane Bernard : Non,
Walter, La Nouille ne dit pas que le support virtuel a moins de valeur. Mais je
la comprends, car il n'y a pas le même affect qu'avec le support papier...
Sinon, je remarque tout de même qu'il y en a pour qui la
« visibilité » compte plus que pour d'autres. Je me range du côté de
ceux qui se contentent de peu. Je crois que quelques bons lecteurs réguliers
suffisent. Vous connaissez la phrase de Valéry…
La Nouille Martienne : Et
puis imaginons une panne générale d'électricité ? Que devient alors ta source ?
Et qui nous dit que demain, on ne sera pas censuré ou l'accès
« réservé » à certains privilégiés ?
Walter Ruhlmann : Mais non,
La Nouille Martienne, self-estime! C'est pas évident de se mettre au tout
numérique, tout digital, je comprends ça. Mais tu vois, tu dis
« condamnée », alors que j'aime à penser que c'est une chance. J'aime
les livres (imprimés) mais je lis et publie sur tous les supports accessibles.
Walter Ruhlmann : Non,
Stéphane, j'ai pas révisé mes classiques avant de venir au Séminaire… Bon bah
vive les ronéo alors !
La Nouille Martienne : Par
contre je reconnais que les revues numériques autorisent et libèrent la poésie
contemporaine lorsqu'elle a besoin de construction architecturale, de
perspectives photographiques et autres mélanges extraordinaires. J'admire alors
sincèrement les œuvres créées mais ce n'est pas mon univers, qui se limite,
hélas, aux mots sur la ligne.
Stéphane Bernard : Je préfère être lu plusieurs fois par le
même plutôt qu'une seule fois par plusieurs.
Walter Ruhlmann : Ah ouais…
Francesco Pittau : Je
préfère être lu.
Fabrice Farre : Elle est là,
la question : à partir du moment où on écrit, on se met en avant (même si on se
cache).
Stéphane Bernard : Oui,
voilà, Fabrice soulève ce (semblant de ?) paradoxe. C'est pour ça que j'aime
aussi la vision qu'en a Bruno. Un acte qui peut être secret, loin du monde, un
petit rituel intime. C'est d'ailleurs ce que l'on pratique tous de temps en
temps. Des trucs qu'on ne montrera jamais. Trop personnel, ou étrange.
Francesco Pittau : Quand on
me donne du fric, je montre tout.
Fabrice Farre : Écrire dans
son coin, oui, aussi. Mais le lecteur, même imaginaire, est toujours là. Vade retro lector, mais il s'en va pas.
Bon, je vais aller consulter…
Stéphane Bernard : C'est bon,
Fabrice, votre rendez-vous, c'est ici.
La Nouille Martienne : Je préfère être lu plusieurs fois par le
même plutôt qu'une seule fois par plusieurs. S'il s'agit d'une citation de
Paul Valéry, perfectionniste s'il en est, je me doute que la lecture d'un même
qui lit tous les niveaux et relit encore et encore apporte plus de
satisfactions à l'auteur que plusieurs qui se contenteraient de survoler
l'écrit (stop : préjugé !). Un peu comme passer à toute vitesse devant un
paysage pour le plaisir de la vitesse mais sans les joies profondes de la
contemplation. Maintenant c'est revenir à l'orgueil dont parlait Stéphane car
toutes les poésies méritent autant de lecteurs que possible et certainement pas
d'être élitistes dans leurs choix.
Fabrice Farre : Merci,
docteur. C'est très gentil de m'accueillir. C'est là, dans la tête.
Francesco Pittau : Le
lecteur fait ce qu'il veut avec un texte : il le survole, il l'approfondit (si
c'est possible), il en fait des papillotes, il le met au four, il le fait
bouillir, etc. C'est pas le problème de celui qui écrit.
Stéphane Bernard : De toute
façon, un poète ne peut pas avoir tellement de vrais lecteurs (j'entends par
« vrais », pas des occasionnels qui jettent un œil vite fait, à qui
ça plait mais pas en profondeur). C'est déjà un petit miracle qu'un même texte
puisse parfois toucher des dizaines de lecteurs.
La Nouille Martienne : C'est
pas un miracle, peut-être est-ce la matérialisation du talent tout simplement !
Perrin Langda : Au départ on
écrit par goût, parce qu'on aime ça, je crois. Puis il y a un besoin de
s'adresser à quelqu'un : c'est comme un potier, on va pas garder tous ces
machins en stock dans la cave, ce serait bête. Il faut vendre ou donner ce qui
peut l'être en espérant surtout que ça décore le salon de quelqu'un.
La Nouille Martienne : Je
rejoins également M. Pittau sur le libre arbitre du lecteur mais l'auteur (je
pense aux rendez-vous poétiques, aux diverses manifestations de lecture et de
rencontres) a aussi un retour.
Stéphane Bernard : La
Nouille, je ne vois aucun élitisme dans le fait d'espérer quelques réguliers.
Et en dehors de sa sphère si possible. Et puis petit miracle quant au talent
alors, parce qu'il y en a qui en ont et qui n'obtiennent jamais autant de
« succès » (eh oui, le succès commence avec peu chez le poète).
La Nouille Martienne : Et je
doute que si le lecteur se sert de vos écrits comme papier cul cela quelque
part et quelle que soit l'opinion que vous avez de lui, ne vous fera pas un
petit effet (aparté à M. Pittau).
Francesco Pittau : Le
lecteur fait ce qu'il veut. Je m'en fous. C'est son affaire.
Perrin Langda : On peut
toujours s'imprimer un blog sur papier Moltonel, c'est pile le format déroulant.
Stéphane Bernard : Oui, je
suis d'accord avec Francesco. Le lecteur a carte blanche. Après il est pas
obligé de m'en rapporter les aspects désagréables autres qu'une critique
négative mais raisonnable, constructive et non destructive.
Brigitte Giraud : Écrire
pour être lue, ben oui. Être édité, c'est bien une démarche personnelle qui va
en ce sens. Et c'est cadeau, toujours. J'ai refusé une fois d'être éditée. Le
manuscrit était accepté par Paul Sanda, mais mon père, entre l'envoi du texte
du texte et la réponse, était tout près de sa mort. J'ai donc refusé. Puis quand
j'ai été à niveau « disponible », ce n'était plus possible parce que
l'éditeur montait la maison du Surréalisme. Ce texte a été pris ailleurs, par
Pleine Page. Finalement c'est une belle histoire, je trouve. Plein de gens
m'ont dit que j'étais folle à lier quand j'ai refusé à ce moment-là. Qu'on
vienne me chercher, pour une revue numérique par exemple, c'est très flatteur.
« Paysage écrit », à paraître bientôt, est venu vers moi. D'autres aussi.
C'est étonnant. Ce que je ne sais pas faire, c'est mettre en avant, moi, mes
livres parus. A tort peut-être, je ne sais pas. Quand il y a une actualité,
oui, mais ensuite ils vivent tout seuls, ils s'en vont ailleurs. Et les promouvoir,
moi, sur Facebook précisément, me pose problème, je ne sais pas très bien
pourquoi. J'ai l'impression peut-être de faire de la retape. En revanche,
j'aime mettre en avant les textes des autres, dans des conversations, des
lectures, des ateliers d'écriture, sur mon blog, des trucs comme ça.
La Nouille Martienne : Le
succès en poésie peut être confidentiel. On ne parle pas ici de littérature
commerciale, mais je crois que beaucoup d'ouvrages disparaissent de la mémoire
collective à jamais, ou presque, alors que les poèmes, les grands, qui touchent
l'émotion chez chacun et chez tous, entrent dans le Parthénon des inoubliables
mondiaux. C'est le temps qui signe.
Stéphane Bernard : Je me
reconnais bien dans ce que dit Brigitte, et bien que je n'ai aucun livre à mon
actif... Et non, La Nouille, avec Hugo par exemple, le Parthénon des
inoubliables conserve de belles daubes quand même. Je ne crois pas qu'un poème
reste parce qu'il est bon. Non, il y a d'autres raisons, hélas… Autre question
: pensez-vous qu'avoir « son » lectorat - aussi mince soit-il -
puisse rendre paresseux quant aux publications ? Je dis ça, parce que c'est un
peu ce qui m'arrive des fois. (Je ne remercie pas mes lecteurs, hein... je
plaisante, restez, ou plutôt devrais-je dire : reste.)
Francesco Pittau : La poésie
c'est comme tout : y a des lecteurs différents qui ne cherchent pas tous la
même chose. Perse ou Char, par exemple, ça me casse les burnes grave, ben, y en
a qui les lisent. Tant mieux pour eux. Y a pas de Poésie, y a des gens qui
écrivent et qui, parfois, rencontrent un lecteur ou plusieurs, ou pas du tout.
Rien de très grave dans tout ça, sauf pour l'ego de celui qui écrit… Et j'écris,
peu importe le lectorat. Même rythme.
Cécile Guivarch : Je trouve
juste ce que dit La Nouille... Des tonnes de textes disparaissent de la mémoire
collective et seuls une poignée restent… On se doit d'écrire ce que nous avons
à écrire et si nos textes doivent devenir quelque chose ils le deviendront et
pas forcément en déployant tout l'artifice marketing. Si un texte doit être lu
il le sera. Enfin, c'est ma conviction.
Stéphane Bernard : Oui, on
peut noter à ce propos que le succès renforce toujours un plus grand désir de
succès chez certains auteurs et qu'ils ont - comme toute personne soumise à son
désir - l'air bien malheureux parfois. C'est une quête qui peut en faire perdre
sa dignité, son bon sens, et pour des serpentins et un feu de paille. Il faut
garder la tête froide entre les sessions d'écriture. Garder en mémoire que
c'est ce qui est en train qui compte.
Francesco Pittau : Et c'est
tant mieux. Écrire, c'est une nécessité ; publier c'est un métier. Pas mélanger
les deux.
Cécile Guivarch : Avoir son
lectorat c'est aussi ce qui permet d'avancer, pousse à oser, non ?
Stéphane Bernard : Vous êtes
certain, Francesco, que publier soit un métier ? Mais publier à partir de quoi
? Une revue ? Une maison d'édition ?
Francesco Pittau : Bien sûr
que publier c'est un métier. Je vis de ça depuis plus de vingt ans.
Stéphane Bernard : Bien sûr.
Je sais, vous, c'est votre métier, mais par exemple quelqu'un comme Murièle ou
même Cécile, qui a des livres ? Un livre de temps à autre, ce n'est pas un
métier ?
Francesco Pittau : Ben si,
c'est un métier tout de même : ça implique une filière et des compétences
éditoriales, etc.
Stéphane Bernard : Donc
c'est pas trop mal tout ça. Ça m'amène à une question que je voulais poser
depuis longtemps. Est-ce qu'un livre est ce qui rend quelqu'un officiellement
poète (celui qui n'en a pas demeurant un simple amateur qui écrit) ?
Brigitte Giraud : Non ce
n'est pas le livre qui « rend poète ». Heureusement !
Cécile Guivarch : Disons que
cela officialise. Et avec Terre à ciel
je peux dire que j'en lis des amateurs…
Stéphane Bernard : Oui,
c'est aussi mon avis, Brigitte. Et pardon pour cet « officiellement ».
Et puis je ne vois pas trop les compétences supplémentaires à acquérir pour
publier un livre ?
Cécile Guivarch : Se faire
publier n'est pas un métier.
Stéphane Bernard : D'accord,
Cécile, mais des mauvais livres de poésie sont publiés et donc « officialisent »
de mauvais auteurs ? Ou cette « officialisation » ne peut être
valable que par rapport à certaines maisons ?
Cécile Guivarch :
Malheureusement.
Stéphane Bernard : Par
contre, je pense qu'un éditeur, même « occasionnel », est toujours
dans un métier.
Cécile Guivarch : Oui je
pense aussi qu'il y a de bonnes et moins bonnes maisons.
Stéphane Bernard : Là il
faut de véritables compétences techniques et aussi commerciales.
Cécile Guivarch : Mais c'est
plutôt la question de savoir : qu'est-ce qui fait de nous un poète ?
Francesco Pittau : Se faire
publier n'est pas un métier, mais publier, passer un contrat, regarder ses
droits d'auteur, ça relève d'un métier, de la connaissance d'un réseau, d'une
manière de faire… Rien ne fait de nous des poètes. Pour l'instant, on se
contente d'écrire.
Stéphane Bernard : Merci, Cécile…
mais alors là, mystère...
Cécile Guivarch : Mystère
intégral !
Stéphane Bernard : Francesco,
vous savez que vous êtes un des rares ici à être dans cette situation. Mais ce
que je voulais dire c'est qu'on peut aussi choisir de ne pas en faire un métier
tout en y travaillant avec le plus grand sérieux.
Cécile Guivarch : Il y a
bien encore à dire !
Stéphane Bernard : Pour
résumé, il y a l'artisan déclaré, l'intérimaire et le stagiaire.
Bruno Legeai : Intéressant
de relire le sujet initial qui n'a que deux heures. Cela fait maintenant une
heure qu'il est surtout question d'édition du texte. Se mettre en avant, c'est
obtenir son nom sur une couverture ? On a un peu parlé de blogs, le web se
limite-t-il à cela ? Quasiment pas un mot de lectures, de festival etc. En tant
que non poète et non autre chose, je trouve cela assez étonnant.
Stéphane Bernard : Oui,
voilà, si nous réagissions à ce que vient de dire Bruno. C'est vrai que tout ça
n'a pas été évoqué. Et que ce sont de tout autres facettes. Laissons l'aspect
juridique derrière nous.
Cécile Guivarch : Oui il y a
les lectures et festivals. Certains auteurs sont invités partout. D'autres sont
moins visibles. Je trouve cela toujours étonnant... Perso, je
ne demande jamais rien. Je pense que les organisateurs n'aiment pas. Mais je me
trompe peut être.
Francesco Pittau : Je ne
suis pas étonné : comme les autres nous sommes soumis à l'offre et à la
demande. On nous invite quand nous plaisons (pour de bonnes ou de mauvaises
raisons) et on nous invite pas (pour de bonnes ou de mauvaises raisons). Le
reste, c'est du vent, de la littérature. Y a pas d'obligation de nous inviter
ou de nous lire.
Stéphane Bernard : D'ailleurs,
c'est encore une histoire de caractère, ces lectures publiques, ces rencontres
aussi. Je sais que je serais terrorisé à l'idée de devoir rencontrer des
personnes qui viennent pour moi. Peur de décevoir, d'avoir l'air loin de ce que
j'écris et qui leur a plu. Déjà quand ma fille fête son anniversaire, ses potes
de classe me font flipper avec leurs petites paires d'yeux qui rôdent.
Cécile Guivarch : Pour avoir
été invitée plusieurs fois, ces moments sont très riches, intenses en émotion
et quand des auditeurs viennent échanger, il n'y a pas de meilleure
reconnaissance.
Walter Ruhlmann : Je cite La
Nouille Martienne plus haut : « Je crois que beaucoup d'ouvrages
disparaissent de la mémoire collective… », d'où l'intérêt d'éditions en
ligne comme le Projet Gutenberg. Mais pour raccrocher avec le propos actuel, je
crois qu'il s'agit d'être désinhibé, décomplexé. Stéphane, un enseignant ne
peut pas avoir peur de décevoir son auditoire. Certains savent que je suis prof
d'anglais et je pourrais rapprocher la participation en classe avec la mise en
avant d'un texte : se mettre en avant, participer, se mouiller, le grand
plongeon quoi !
Francesco Pittau : Faut pas
jouer les mijaurées, puis c'est tout. Les gens viennent écouter, donc ils sont
bien disposés.
Stéphane Bernard : On en
revient presque à la première session concernant la lecture de ses textes...
Oui oui, mais me concernant, c'est un peu plus grave que ça. C'est un état
presque clinique. Et puis vous discutez de quoi avec les lecteurs/auditeurs ?
Pas uniquement de vos livres ? Ils ont envie de connaître un bout d'arcane, non
? La personne réelle qui se cache/révèle dans le texte qu'ils ont aimé ?
Francesco Pittau : Hein ? Et
encore quoi !
Stéphane Bernard : Ah, vous
encaissez juste l'argent…
Francesco Pittau : Je lis,
je raconte une blague à Toto et basta !
Walter Ruhlmann : Des fois
je pense à organiser une lecture publique à la biblio du Reposoir. Point à la
ligne
Stéphane Bernard : C'est
quoi, Walter ?... Et je parlais de vos lecteurs adultes, Francesco.
Francesco Pittau : Ben
pareil. On peut parler d'un tas d'aspects de l'écriture mais pas de raison de
parler de soi. On parle texte, pas biographie.
Stéphane Bernard : Oui, mais il y a
des choses entre l'écriture et la biographie.
Francesco Pittau : Vous vous
compliquez l'existence. On n'est pas obligé de tout dire. On répond comme on
veut.
Rodrigue Lavallé : Bon, je
vais essayer de placer deux trois trucs avant que la discussion parte dans
trois directions différentes. Sur la question de base, j'ai beaucoup proposé
aux revues au début. Besoin de savoir si ce que j'écrivais tenait un peu la
route, avoir des retours, vérifier que les premières fois n'étaient pas des
coups de bol. En fait, je crois que ça a duré jusqu'à ce que je sache qu'un premier
livre allait exister. Dès lors j'ai plus tellement ressenti ce besoin. En tout
cas beaucoup moins. Je me dis en même temps que bon, c'est pas le tout d'être
édité, va aussi falloir quand même en vendre un peu quand il va sortir (même si
je me fais pas trop d'illusion sur les deux cents du tirage) et donc se ménager un peu
de visibilité, d'où quand même quelques propositions aux revues.
Walter Ruhlmann : Exactement,
Rodrigue.
Stéphane Bernard : J'ai pas
de livre, mais je ressens déjà ça. Mais c'est parce que je me positionne bien
plus haut que j'aurais pu l'imaginer à l'époque où je commençais à imaginer des
choses réalistes. Et puis je crois qu'il faut peut-être aussi savoir placer ses
textes où il faut. Peut-être peu mais mieux. Oui, c'est quand on sait que des
personnes dont on apprécie le travail commencent à apprécier un peu le vôtre qu'on
se sent un plus « détendu ».
Bruno Legeai : Je ne suis
plus certain si c'était Neruda qui dans sa jeunesse lisait, hurlait presque sa
poésie sur les piquets de grèves offrant aux ouvriers, sinon l'argent qu'ils
demandaient, la poésie dont ils avaient besoin. Parce que valoriser un texte
n'est pas nécessairement valoriser l'auteur, mais une cause. L'exemple
ci-dessus, mais ils sont nombreux à avoir donné de la voix poétiquement lors de
la guerre d'Espagne. Et c'était autre chose que de la propagande.
Stéphane Bernard : Oui,
Bruno. J'ai d'ailleurs vu et entendu - mais pas compris évidemment, je ne parle
pas la langue - un poète ukrainien dernièrement lire un de ses textes, c'était
télévisé. Je ne comprenais pas mais j'imaginais bien ce qu'il pouvait dire. Un
peu... Et je pense qu'un texte ne doit non seulement jamais passer après son auteur,
mais que l'auteur doit « s'abstraire » autant que possible. J'ai même
un fantasme parfois, que les noms des auteurs disparaissent des couvertures.
Est-ce qu'on y perdrait (je parle en tant que lecteur ici) ?
Fabrice Farre : Oui, c'est
intéressant l'idée que l'auteur soit inconnu, Stéphane. Je crois même que cela
remettrait certaines pendules à l'heure. Après tout, c'est le texte qui importe
au bout du compte. Même, les mots auraient, du coup, toute leur force puisque
nul ne pourrait les attribuer à Untel.
Dominique Boudou : Je suis
une personne dans le retrait. Je parle peu même quand je pourrais avoir quelque
chose à dire. Je m'efface et « on » m'efface. Alors, mettre mes
textes en avant, faire le forcing pour être publié tous les ans, sûrement pas.
Mais attention, je ne suis pas moins orgueilleux que quiconque, aucune grandeur
dans mon attitude. Elle est un état, rien d'autre.
Stéphane Bernard : Oui,
Dominique, c'est ce que je tentais de préciser plus haut. C'est parfois même un
acte d'un plus haut orgueil. Ne pas descendre au niveau d'un certain commerce.
Et puis parfois encore, c'est presque physiologique : on est comme ça et on n'y
peut rien... Fabrice, oui, j'aime assez pour cette raison la force qui se
dégage de ces fragments antiques anonymes. Et puis ces vers devenus proverbes
dont on ne sait même plus qui les a réellement écrits. Après il y aurait un
changement radical. On ne dirait plus j'aime untel, mais j'aime ce livre-là, et
du coup difficile de trouver un « frère » au livre aimé.
La Nouille Martienne : Mais
alors quid de la fameuse « patte », ce style, cette plume sa façon
d'exprimer ces thèmes. Est-on dans l'incapacité totale de
« reconnaître » un auteur derrière son écrit comme on reconnait un
bon vin ?
Walter Ruhlmann : Ouais,
très francophone quoi ! Tout le contraire de l'idée de croire en soi, de se
vendre, de s'afficher, de se dire que si on fait les choses, on peut les faire
bien et les promouvoir, les diffuser d'abord... Y croire et en avoir en fait.
Francesco Pittau : On vit en
société. On écrit vers les autres, sinon ça reste une masturbation
insoupçonnée. J'ai rien contre mais le mythe « artiste » qui souffre
dans son coin, j'avoue que je ne peux pas.
Stéphane Bernard : Et alors ? Je
suis français, et j'en ai marre d'entendre ce genre de trucs. Si on est comme
ça on est comme ça. Moi, je crois en rien.
Francesco Pittau : Je crois
en rien...
Walter Ruhlmann : Stéphane,
je trouve juste dommage que tant de talents s'ignorent (je pense aux quinze
invités de X & Compagnie) et ne croient pas suffisamment en eux pour aller
au front, croire en soi, s'aimer.
Stéphane Bernard : Oh, mais
tu te trompes, je crois en ce que j'écris, je sais que ça tient assez la route
souvent. Mais c'est juste l'objet livre, l'idée de recueil que je vois pas bien.
Je n'écris pas avec l'idée d'un livre, jamais. C'est la pression sociale
finalement qui m'incite à y penser. Mais je ne dis pas que je n'ai pas envie de
livre. Je dis qu'un poème pour moi est une entité, est autonome dans son
fonctionnement... Sinon pour l'énervement je m'excuse (vous avez l'habitude
maintenant), mais tu évoques souvent le mode anglophone et je ne vois pas
pourquoi on devrait faire un complexe vis-à-vis de ça. Et pourtant je lis majoritairement
de l'anglophone.
Walter Ruhlmann : Mais parce
que sur dix-huit ans de Mauvaise graine,
les anglophones m'ont ouvert l'esprit et m'ont bien plus incité à poursuivre, à
croire en ce rêve doux-dingue d'éditer une revue. Sans compter d'écrire. Parmi
les talents qui se sont présentés à moi ou vers lesquels je suis allé, il y a
toujours eu une idée plus « professionnelle » chez les anglophones que
chez les francophones, ce qui ne m'empêche pas de les publier, quand ils
veulent bien. De mon dernier appel à textes, j'ai trente propositions (en six
jours), vingt-huit anglophones, deux francophones... Et tout le monde est
renseigné de la même façon.
Stéphane Bernard : Ils sont
plus nombreux aussi.
Walter Ruhlmann : Belges,
Suisses, Québécois, Afrique, Asie du sud-est, Pacifique, Indo-océaniens... Bon
certes on est loin des huit cents millions ou un milliard d'anglophones (je dis
ça, je sais pas combien ils sont mais à la louche je dois pas en être loin).
Stéphane Bernard : C'est un
truc évidemment ancré, le dénigrement du Français vis-à-vis de lui-même, je te
l'accorde. Mais tu vois, par exemple, l'Américain, le Britannique n'ont jamais
peur d'arborer les couleurs de leur pays sur leur sac à dos de voyage, mais
quand un Français fait ça, on le prend pour un putain de nationaliste, et moi
aussi c'est ce qui me vient à l'esprit. C'est une image qui symbolise quand
même la chose. On dirait que la culpabilité judéo-chrétienne a atteint ce pays
plus que d'autres. Le Français s'en veut. Et on a toujours des raisons de s'en
vouloir, mais bon... Il faudrait « se passer l'éponge » de temps en
temps aussi.
Walter Ruhlmann : Parce que
la France est la fille de Rome... Je déconne. Je le disais cet après-midi mais
j'ai pas vu de réactions : je ressens la même chose vis à vis de l'enseignement
des langues, de l'anglais en ce qui me concerne : participer et oser parler une
langue étrangère en revient à se rendre ridicule. J'ai parfois l'impression que
même dans les revues installées, ou chez les éditeurs moyens,
écrire/éditer/être édité et lu reste une grande farce. Éducation, Histoire
nationale, morale, je ne sais pas d'où ça vient, mais c'est vrai que parfois,
il faudrait qu'on se décoince, mais oui, tu as raison, nous sommes ainsi faits.
Moi je dis non ! J'ai beau être français de naissance et francophone, cette
manière d'être me dépasse et me fait fuir.
Stéphane Bernard : Je crois
que c'est un peu comme une membrane cette culpabilité. Je la dois à mon
éducation. Je n'ai reçu aucun enseignement aussi précis et complet. Aussi
efficace et actif. Il y a une époque où elle était destructible mais je n'avais
pas encore la force ou la vision assez ajustée pour réussir à l'annihiler.
Aujourd'hui j'en ai probablement la capacité, le pouvoir, mais elle est devenue
comme de la pierre. On se dit « c'est des conneries tout ça, va
au-delà », mais y a rien à faire, ça bouge pas, ça dit rien, ou plus
grand-chose que l'on croit, mais c'est là, ça barre le chemin.
Walter Ruhlmann : Mais faut
pas croire, c'est une lutte de tous les jours, lutter contre la culpabilité,
l'un de mes thèmes majeurs. Tiens, je reviens à mes textes…
Alain Guillaume : Oups, c'est
animé ce soir, et pas eu le temps de tout lire. La seule et unique raison qui
justifierait ma « mise en avant » en lâchant mes trucs rapides et
imparfaits sur Facebook, outre le fait d'être apprécié par des personnes dont
je sais qu'elles ont l'oreille et la narine fines et me confortent parfois dans
le fait que je tiens peut-être un petit bout de quelque chose, ce serait d'être
lu par une personne – mais cette dernière étant absente de Facebook, la
probabilité est quasi nulle –, lui donner en quelque sorte de mes nouvelles. Là
demeure mon principal réacteur.
Stéphane Bernard : Ce n'est
donc pas le manque de foi en mes textes, mais en ce qui les entoure qui pose
problème. « Pourquoi publier un livre quand on me lit déjà un peu ? »
Ce genre de choses. « Je ne crèverai pas le plafond, alors à quoi bon
? » (C'est bien je fais tout ici : le mauvais psy, le patient paresseux et
même le canapé.)
Walter Ruhlmann : Ah si,
Stéphane, pour revenir à l'idée de recueillir les textes dans un livre, la
forme d'expression choisie, prose ou poésie, cela permet d'approfondir ce qu'un
seul texte ne saurait faire. Enfin c'est ce que je m'évertue à faire.
Brigitte Giraud : Ah
Stéphane, moi je crois que tu en crèves d'envie de publier ! Forcément on en a
tous envie, et on attend que ça, quand on a un texte auquel on croit.
Stéphane Bernard : Oui,
Brigitte, mais je me sens plus calme, donc ça me taraude encore un peu, mais
plus tant que ça. Et puis je ne trouve pas beaucoup de cohérence dans ce que je
fais, je ne vois pas vraiment de voix particulière. Chez la plupart d'entre
vous c'est assez évident à distinguer. Et donc ça répond aussi un peu à Walter.
J'ai du mal à trouver une ligne. Mais j'en ai une, j'en parlais avec Rodrigue
tout à l'heure en « off ». Ce qui m'a peut-être relancé sur la chose.
Walter Ruhlmann : Et en
travaillant autour d'un thème, tu trouverais cette cohérence.
Rodrigue Lavallé : Tu te
trompes, Stéphane, pour ta voix. On ne peut pas juger son écriture.
Walter Ruhlmann : Eh oui !
D'où l'intérêt de les partager, de les soumettre, de les mettre en avant pour
avoir un retour.
Stéphane Bernard : Oh non,
jamais de thème ! Quand j'envoie un truc pour le thème d'une revue c'est
que j'avais déjà le texte ou que je comptais déjà bosser sur ça. Rodrigue, je
sais bien, mais quand même, il y a une unité bien visible à eux-mêmes je pense
chez certains… Enfin, on sait tout de même si on a pondu un truc qui tient ou
si c'est un truc à la noix.
Walter Ruhlmann : Non, mais un
thème central pour un livre.
Rodrigue Lavallé : Oui, je
sais, Stéphane, mais je partage ce que dit Walter sur le fait de travailler sur
un « thème », on en parlait tout à l'heure.
Walter Ruhlmann : Je sais
pas, des fois j'ai proposé des textes sans être convaincu et ils étaient
acceptés, et inversement.
Stéphane Bernard : Oui,
j'avais bien compris, mais mon thème en général c'est de ne pas en avoir. Ou
alors c'est moi tout simplement puisque je ne connais rien d'autre.
Brigitte Giraud : Tirer un
fil, et le tenir. L'écriture est un guide.
Walter Ruhlmann : Mais se
prendre comme sujet n'est pas une mauvaise idée non plus, je peux citer un
grand Américain sans me faire enguirlander ?
Stéphane Bernard : Je
connais ça, Walter. J'ai même été déçu souvent par le comité de lectures, parce
que je trouvais que mon texte était naze, finalement… Si ton Américain c'est le
Buk, tu vas te faire rouspéter…
Walter Ruhlmann : Ah ça non,
y a peu de chance que je le cite celui-là, beurk ! Walt Whitman, que je cite sur mon blog : « I celebrate myself,
and sing myself, / And what I assume you
shall assume, / For every atom
belonging to me / as good belongs to
you. » (« Je me chante, et je me célèbre, / car ce que j'endosse vous devez aussi l'endosser, / car chaque atome qui me compose / est aussi le vôtre. »)
Alain Guillaume : Bruisserait-il
une vague beurk-Buk… Si oui, il serait séant de l'étayer par des contre
exemples.
Walter Ruhlmann : Elizabeth Bishop, Margaret
Atwood, Sylvia Plath, Seamus Heaney, T.S. Elliot, e.e. cummings, Langston
Hughes, William Carlos Williams...
Alain Guillaume : Oui mais
la plupart de ces noms sont antérieurs à Buk, et j'entendais par mon propos des
gens, soit du temps de son vivant, à son plus vif, soit de maintenant.
Stéphane Bernard : Pas de
souci, Walter, j'aime Whitman. C'est aussi ce qu'on trouve chez Pound, au
début. Et puis j'aime tout ce genre-là... Pas de frontière si ce n'est celle
entre ce que je trouve bon et ce que je trouve moins bon. Tous les poètes ont
mon estime à défaut d'avoir à chaque fois mon admiration.
Walter Ruhlmann : Bishop, Atwood, Plath, Heaney
sont contemporains.
Stéphane Bernard : Mais
qu'est-ce que tu n'aimes pas chez Buko ?
Walter Ruhlmann : Son
alcoolisme, sa façon de faire croire que c'était un mec qu'en avait bavé alors
qu'en fait ce n'était pas le cas, son style narratif abrupt et sans réel fond.
Tous les autres ont dit tellement plus et si bien. Et puis tu risque de t'énerver
encore une fois, le fait que les auteurs contemporains francophones ne voient
toujours que par lui alors qu'outre-Atlantique, les plus jeunes (nos âges je
suppose : quinqua, quadra, trentenaires) sont heureusement passés à autre
chose pour la plupart. Mais j'ai l'esprit ouvert et le prochain recueil que je
publierai de Daniel Flanagan est clairement bukowskien.
Alain Guillaume : Difficile de
reprocher l'alcoolisme, c'est un procès que l'on pourrait faire à beaucoup de
monde dans les cercles de poésie si procès il devait y avoir.
Stéphane Bernard : Mais tu
ne m'énerves absolument pas, je suis assez d'accord avec toi, en partie. Mais
il a tout de même écrit des merveilles. Le problème selon moi, c'est que son
éditeur (Martin) lui a laissé beaucoup trop de marges au niveau des
publications. Pas si bien trié que ça. Pas mal d'ivraie dans le grain. Après,
je ne juge pas des souffrances des autres. J'en ai déjà parlé, je ne veux pas
revenir là-dessus.
Walter Ruhlmann : Je ne fais
pas le procès de l'alcoolisme mais même Cavanna n'a pas supporté son manque de
respect et de civisme sur le plateau d'Apostrophe. Et puis pourquoi se mettre
dans des états pareils sous prétexte d'écrire. Je bois des coups comme tout le
monde et je me suis mis minable plus d'une fois, mais je n'en ai jamais fait un
credo. S'en amuser oui, mais s'en mettre plein la ruche juste pour l'acte...
Stéphane Bernard : J'ai pas
vraiment été sobre pendant plus de vingt piges, je n'ai jamais emmerdé les autres
plus que je le fais aujourd'hui. Peut-être que c'est la mise en avant de son
ivrognerie que tu lui reproches, d'en faire une sorte d'héroïsme. Et c'est vrai
que de ça on en revient. Ce n'est pas le Buko que je préfère mais une nouvelle
comme Un homme aussi ivrognesque et
violente soit-elle est d'une grande puissance, et elle dit une grande vérité.
Alain Guillaume : Ceci dit
notre Blondin national était peut-être encore plus kamikaze, plus « trou
noir » que Buk, car il se mettait en danger social. Distribuer son argent
aux passants dans le métro, se fracasser la tête en faisant le saut de l'ange
du haut d'une table de bistrot… j'en passe. A côté Buk me paraît moins
desperado, disons plus comptable de ses ivresses… la ligne recherchée au bout
du dernier verre.
Walter Ruhlmann : Un peu
mais franchement, et j'étais justement en train de relire certains de ses
textes, juste pour m'assurer que je n'avais pas rêver au départ, m’étais pas
gourer : j'aime vraiment pas ce qu'il écrit ni comment il l'écrit. Après,
des addictions, qui n'en a pas, et oui elles font/peuvent faire pour tous les
artistes/auteurs un thème (on y revient). Ecrire sous anxio ou antidépresseurs,
parler de sexe (that's me!), de nourriture, de boissons... ça peut faire de
belles créations. De l'héroïsme, faut pas exagérer… L'art total, Alain, en
quelque sorte ?
Stéphane Bernard : Mais je
le critiquais pour cette manière d'en faire un héroïsme. A ce propos Carver est
très clair. Question : Pourquoi l'alcool chez les écrivains ? Réponse : Pas plus que chez
les médecins et dans les autres professions.
Walter Ruhlmann : Sans
parler des profs… à la vôtre !
Francesco Pittau : Je ne bois
pas d'alcool. Que de l'eau. La liaison poésie/alcool est aussi abusive que
celle de sainteté/abstinence. C'est juste du cliché. Y en a qui boivent et qui
n'écrivent rien. Et inversement.
Cécile Guivarch : Sinon pour
revenir à ce que disait Stéphane. Disant ne pas voir la nécessité d'être publié
car déjà lu. Te dire que le livre c'est comme un aboutissement, que c'est une
grande émotion, que les textes prennent une autre dimension. Et quel étonnement
quand des gens que tu ne connais pas ou que tu ne soupçonnes pas te disent
t'avoir lu.
Francesco Pittau : Pour mes
poèmes/jeunesse j'ai été invité en Suède. Ils les apprenaient dans des classes
de français. C'est bizarre comme sensation. Les textes ont changé. Ils ne sont
plus à nous.
La Nouille Martienne : Ce
qui amène la question : qu'est ce qui fait un bon livre de poésie, celui
dont le lecteur ne peut pas se séparer ? Celui dont l'auteur avait rêvé ?
Stéphane Bernard : Oui, Cécile,
je comprendrai sûrement mieux un de ces jours.
Francesco Pittau : Mais rien
ne fait un bon livre de poésies, sauf l'auteur à l'instant où il le fait. C'est
de l'impondérable, de l'inattendu. On n'en sait rien.
Stéphane Bernard : Oh, La
Nouille, une question comme celle de Cécile tout à l'heure j'ai l'impression…
Pas de réponses... Si ? Dur.
Cécile Guivarch : Oui, quand
quelqu'un lit un de mes textes j'en suis émue... Le texte n'est plus à nous.
Francesco Pittau : On sait
déjà pas ce que c'est qu'un bon poème, alors un livre...
Cécile Guivarch : Je pense
que c'est le lecteur qui décide que le livre est bon. L'auteur n'a pas son mot
à dire.
La Nouille Martienne : Et
sur quoi s'appuie le lecteur pour déclencher son achat ?
Stéphane Bernard : Mais il y
a quand même des lecteurs dont on ne prend pas l'avis très au sérieux ? Ne nous
voilons pas la face. Tous les avis ne sont pas équivalents. Certains sont pipés
et on le sait.
Cécile Guivarch : Le lecteur
achète car ce qu'il en feuillette ; ce qu'il en lit, le résumé le rejoint.
La Nouille Martienne : Une
rencontre, un extrait lu ailleurs, le bouche à oreille, le hasard d'une étagère
avec de trop rares « vrais » libraires, et oui Cécile, ce choc
émotionnel incompréhensible qui fait que cet extrait, ce poème touche aux
tripes et donne envie de ressentir encore.
Cécile Guivarch : Après cela
dépend du lectorat qu'on souhaite avoir. Mais quand on écrit on ne pense pas au
type de lecteur qu'on aura.
Stéphane Bernard : Non, mais
là on parle du regard sur le livre fait. Je ne pense à rien qu'à écrire quand
j'écris. Et puis je pense à dix personnes grand max quand je publie en ligne ou
en revue. Je ne pense pas à d'autres personnes.
La Nouille Martienne : Je
trouve que c'est lié, la pulsion d'écrire et puis l'autre, celle de lire de
(re)trouver une émotion commune.
Walter Ruhlmann : Moi
j'essaie d'imaginer la tête du premier lecteur, c’est-à-dire l'éditeur.
Francesco Pittau : Quand
j'écris, je pense à écrire, parce que ça m'amuse. C'est un chouette
divertissement de feignant et en plus parfois ça rapporte du fric. Le reste,
c'est du blabla.
Cécile Guivarch : Une fois
le livre fait... Cela ne nous appartient plus et ce sont les lecteurs qui en
feront ce qu'il doit devenir. Si bons lecteurs : parfait. Si mauvais lecteurs :
c'est embêtant. Et si pas de lecteur, c'est qu'il y a problème.
Stéphane Bernard : Oui, mais
à force d'écrire, je crois que l'on perd tout de même une chose dans la lecture
mais qui est remplacée par une autre. La naïveté laisse place à plus de
profondeur.
La Nouille Martienne : Je ne
parie pas sur le seul lecteur pour l'avenir d'un livre. Pour en revenir au
sujet, se mettre en avant peut aider, activer ses réseaux de connaissances, contacter
les bibliothécaires, etc.
Walter Ruhlmann : Bah sur
qui alors ?
Stéphane Bernard : Mais non,
je vois ce qu'elle veut dire. Evidemment qu'il faut au moins un lecteur pour
qu'un livre vive.
La Nouille Martienne : Provoquer
la rencontre du livre et du lecteur, voilà le défi.
Francesco Pittau : On sait
quand c'est mauvais, mais quand c'est bon on peut pas expliquer pourquoi.
Walter Ruhlmann : Ah si, un
peu quand même, non ?
Francesco Pittau : Villon
n'a jamais publié.
Stéphane Bernard : C'était
moins facile à l'époque.
Francesco Pittau : Rutebeuf
non plus. Et la thématique du livre est une vieille lune héritée des branleurs
du dix-neuvième siècle.
La Nouille Martienne : Mais
quelqu'un l'a fait pour lui sinon vous ne pourriez pas le citer.
Stéphane Bernard : A la page
« Éditeurs » du bottin c'était pas la foule.
Francesco Pittau : On a publié
des textes en se foutant du « livre ». Cette histoire de « livre »,
ça me fatigue. On rassemble des textes et puis c'est tout. Quand y a trop
souvent le même thème on s'emmerde. Faut un livre diversifié, avec des sujets
différents, c'est une question de « spectacle ». On fait du
divertissement au fond. On essaie de plaire. On y arrive parfois, souvent non.
La Nouille Martienne : Mais
Villon vivait au crochet de mécènes, et ne jouons pas sur les mots quand on
parle livre on sous-entend obligatoirement de nos jours un recueil sur un
support quel qu'il soit. Voir l'engouement pour les e-books.
Stéphane Bernard : Ah, bah
là je suis vraiment d'accord avec monsieur Pittau. D'ailleurs je disais à
Rodrigue cet après-midi que la seule manière de recueillir qui me conviendrait
c'est celle de George Oppen, avec des textes très variés dans leur forme et
leur contenu, mais la voix est toujours là.
Francesco Pittau : Oppen,
c'est très bien.
Stéphane Bernard : Oui,
c'est assez inusable en plus. Et puis j'aime l'idée qu'il reprenne certains
textes dans d'autres volumes, retravaillés, déplacés.
Francesco Pittau : C'est du
bricolage, de l'à peu près, du bidouillage, des repentirs, etc.
Stéphane Bernard : Et il s'y
connaissait en bricolage. Il savait faire un bateau.
Julien Boutonnier : Bon,
j'arrive un peu tard sans doute… J'essaie de faire lire mes textes pour nouer
mon désir intime d'écrire au collectif, au social. Parce que comme ça je me
sens vivre un peu plus. C'est plus intense, et plus juste aussi, mon jour, ma
vie, comme ça. Donc oui les textes en avant. Parce que ça brûle aussi.
Stéphane Bernard : Non non,
il n'y a pas d'heure. Merci, Julien !
Al Denton : Merde, il y a
trop de questions/réponses et je prends le train en marche… Ben ouais, moi
j'écris pour être lu, comme presque tout le monde quoi. Et aussi,
éventuellement, pour que quelques vieux ennemis en pissent leur cervelle par
les trous de nez. Facebook et le blog m'ont rendu, non pas orgueilleux (je
l'étais déjà), mais plus courageux sur ce que je fais. Le cap du premier roman
aussi... Ce qui fait respirer, c'est le lecteur inconnu qui dit qu'il a aimé.
Ce qui fait relativiser, c'est ce même lecteur qui dit « ouais, bof, et
alors ? » Avant publication, en revue ou autre, il y a en moi un mélange de
rage pure et une force de honte et de contention au moins égale à la rage.
C'est peut-être le truc « français », comme évoqué plus haut. D'un
autre côté, je suis assez clair avec moi-même sur ce que j'attends de mon
travail, alors mon souci, c'est davantage la qualité que la visibilité.
Éventuellement, quand la qualité me semble là mais pas la visibilité, je rage
sec pendant quelques jours et je repars à l'aventure.
Stéphane Bernard : Bon, ben
c'est très bien tout ça ! Clair, précis et vif. Vous voyez, Al et Julien,
l'avantage de ne pas répondre à la question à l’instant où elle est posée,
c'est que vous évitez magistralement le HS et la dérive (bien que j'adore ça
tout autant, hein).
Cédric Bernard : Comme
beaucoup d'autres questions du Séminaire, j'ai l'impression (donc c'est
subjectif) qu'elle rejoint cette question du « pourquoi écrire ? », en tout cas
cela rentre en jeu dans la réponse à cette question-ci… J'ai parcouru plus ou
moins vite ce qui a précédé et vais rejoindre beaucoup d'avis… Selon l'objectif
de l'écriture, ce qu'on fait du texte ne sera pas forcément la même chose. Je
ne cataloguerai pas (déjà fait ci-dessus). Néanmoins, rien n'était assez fixe,
j'écrivais d'abord pour me départir, mettre à distance. A partir de là, il n'y
a pas d'intérêt à partager. Sauf qu'à écrire, se pose des questions sur la
forme, ce que ça pourrait hypothétiquement « valoir », surtout quand on est
très grand lecteur (poésie y compris)/amateur de littérature (à en baser ses
études jusqu'à en avoir jusqu'à plus soif). Donc on partage par curiosité, puis
progressivement, plus ou moins par ego. Et si on arrivait à publier un livre ?
Puis se passe ce qu'a décrit Rodrigue, etc. Non pas que je ne sois pas content
(heureux, plutôt) d'avoir publié (merci Walter !). Mais finalement la question
de la valeur perdure (et là j'en fais râler quelques-uns). Je me rends compte
que paraître n'est pas un objectif (du tout), ni important (quoique très sympa
), et le partage fait est « sobre » (je pense), un rythme qui correspond
finalement à ce qu'on est. N'est-ce pas, Stéphane ? (association à la
manière de partager et non à la sobriété, hein...) Le partage est une mise à
distance de soi supplémentaire, on espère juste qu'il rencontrera l'intérieur
de quelqu'un, quelque part, l'espace du temps qu'il faut pour cliquer sur « partager », et les deux minutes qui suivent. On espère plus fortement rencontrer quelque chose lorsqu'on lit le texte ou le livre d'un auteur. Parce
qu'en définitive, s'il nous plaît/parle, c'est qu'on y a croisé quelque chose
de nous-même à l'intérieur (miroir, peur, inassouvissement, envi, convergence,
etc.). Néanmoins, je ne te suis pas sur l'avis propre que l'on a de sur ses
propres textes. Je suis souvent surpris de constater que les plus « appréciés »
sont ceux sur lesquels je n'aurais pas parier un kopeck, pas ceux sur lesquels
j'ai souvent passé du temps (ainsi finalement, ceux-ci, à quoi bon?). Je renvoie
au dernier article de Jean-Marc Undriener sur Fibrillations, qui sans le savoir, à mon humble avis, donne le sien
sur le sujet. En résumé, écrire pour se départir, lire pour (se) rencontrer.
Stéphane Bernard : Oui, je
connais ce qu'en pense Undriener. Par contre je n'ai jamais dit qu'on pouvait
connaître le destin d'un texte, son potentiel chez le lecteur. J'ai dit que
l'on savait si un texte était un peu raté ou relativement réussi. Il y a des
poèmes que je considère comme très réussis qui ne plaisent toujours pas (du
moins aucun retour), ça ne change pas l'idée que je m'en fais. Il y a des trucs
que je trouve tout de même assez merdiques et c'est pas trente lecteurs (trente,
ça n'arrive jamais, hein, je m'emballe) ravis qui me feront changer d'avis. Des
trucs envoyés parmi d'autres dans un moment un peu laxiste. Bon... Il y a aussi
un truc dont on aurait pu parler, c'est des prémices de la monstration. Par
exemple, je sais que beaucoup imaginent que j'ai commencé par un blog, alors
que j'ai publié des tas de trucs les six années précédant sa mise en place (dans
Verso et Diérèse principalement). J'ai ce blog depuis quatre ans et des
brouettes. Badin, encore tenancier de N
4728 en 2004, quand j'y publiais mes tout premiers textes, m'avait assez
vite parlé d'un livre possible. Que j'en tenais le début d'un en tout cas. Puis
ce fut Martinez, monsieur Diérèse. J'ai un peu éludé... J'ai pourtant longtemps
désiré un putain de bouquin avec mon nom en lettres de deux mètres. Ça a l'air
si incroyable de ne pas vouloir de livre (ou plus) ? Comme si c'était une sorte
de comédie risible, ou une amère provocation due à une forme de frustration.
Mais non. Je suis impulsif autant que cérébral. J'ai laissé reposer. Cette
course à la publication déjà ne me plaît pas. Je découvre depuis quelques mois
la chose « en live ». Je trouve ça un peu excessif. J'y ai beaucoup
réfléchi ces derniers mois, et encore depuis mes derniers mots. Mais non, je ne
vois plus. Vraiment. On dirait que ça signifie « monter en grade ».
Un seul bon poème écrit me suffirait. Et quand je parle de livre ici je veux
dire écrire une suite de textes qui s'assembleraient pour former un tout, avec
une sorte de début et de fin, je ne sais. Non. Pas question. Ce serait sombrer
dans le factice, faire du remplissage en ce qui me concerne. Mais si cela
signifie compiler des textes de manière intelligente en vue de produire un
effet plus grand, alors oui, pourquoi pas. Je ne lis jamais un recueil de
poésie du début à la fin. J'ouvre, je pioche, je relis. Il y a parmi mes
recueils préférés des poèmes qui m'ont encore échappé j'imagine. J'aime relire
deux strophes que j'aime particulièrement. Je peux les relire trente ou cinquante
fois presque de suite. Je psalmodie ce que je lis comme ce que j'écris. Je ne
suis pas sûr de chercher une rencontre dans la poésie. Je recherche une part de
moi qui serait peut-être aussi ailleurs, et mieux éclairée... Ceci dit, je
m'égare, mais c'est une question intéressante, cette histoire de lecture.
Comment lit-on un livre de poésie, tous, dans notre coin ? (N'y répondez pas
trop maintenant, ça pourrait bien être un prochain sujet du Séminaire.)
Cédric Bernard : Quand je
parle de rencontre, c'est de soi (d'où le « (se) ») bien entendu. Quant
à la destinée, non, je n'en parle pas non plus, je dis juste que finalement, la
qualité d'un texte, c'est une idée somme toute subjective (mais oui, c'est quand
même plus facile de reconnaître quand on a écrit une merde qu'un bel objet).
Publier un livre, oui, ça a souvent l'air d'une course. D'où les fabrications-maison,
prendre son temps, être d'un bout à l'autre de la chaîne, construire une
cohérence de bout en bout, jusqu'au choix du papier ou du type de reliure.
Parce qu'un livre, on oublie que c'est aussi un objet, pas seulement un contenu
(mon côté fétichiste peut-être). (J'oublie là l'e-book, mais que
voulez-vous...)
Stéphane Bernard : Non,
décidément, pour moi un livre de poésie ce n'est pas ça. Je ne comprends pas,
j'entends parler de livres, de livres, toujours de livres, mais on ne parle
jamais vraiment de poèmes. Alors on va me dire, oui, mais un poème, on ne peut
pas vraiment en parler, en parler c'est le réduire, voire le détruire un peu.
Mais le but d'un poète, c'est quoi ? Ecrire un livre ? Non. Ecrire des poèmes.
Je n'ai pas lu beaucoup de recueils qui sont bons d'un bout à l'autre. Et c'est
pas le but. On ne peut pas « réellement » aimer tous les poèmes d'un
livre. Je ne sais pas, tout ça me fatigue. Ce côté artisan. On a un truc à dire
on le dit, point. Si je n'ai pas grand-chose de plus à dire, pourquoi me forcer
à développer un truc ? (Bon, en plus je viens de lire le bidule d'Undriener - je ne l'avais pas lu celui-ci - et
ça donne assez envie de se défenestrer... Car si juste.)
Cédric Bernard : Justement,
attention, tu ne confondrais pas livre et recueil ? Ça ne peut pas être très
court ? Sans pour autant que tout le poème soit bon... Mais un livre ne peut-il
être de deux pages ? (Bon, je vais te fâcher, à insister…) Bref, le livre
englobe alors l'enveloppe et le contenu, même s'il n'est qu'un poème, même s'il
ne tient que sur une ou deux pages.
Stéphane Bernard : Non, pour
moi deux pages, ça ne fait pas un livre. (Sauf si c'est des pages d'un kilomètre
à la Kerouac. Que je n'aime pas trop au passage.) Là pour moi, c'est une
plaquette, un fascicule. On peut dire que c'est un livre, mais pour moi c'est de l'ordre d'une certaine préciosité. Quant à la différence entre recueil et
livre, je sais bien sûr la faire. Je suis plus proche de l'idée du premier
concernant la poésie, mais encore plus d'un truc plus organisé peut-être mais
absolument pas linéaire quant à la forme ou le propos. Sinon, écrire quatre-vingt
poèmes du même tonneau, pour moi, là c'est du roman. (Et tu ne me déranges
pas même si j'ai l'air d'être levé du
mauvais pied...)
Walter Ruhlmann : Oui, mais
du coup au lieu de choisir le genre fiction, c'est tout dans la sonorité, et
c'est ce que j'ai fait sur tous les derniers recueils : Post Mayotte Trauma, Maore
(sur mon expérience mahoraise), Carmine
Carnival (sur le vampirisme), The
Loss (le décès de mon père et la chute que cela a engendré), Crossing Puddles (mon nomadisme) et 12x13 (qui reprend toute l'année 2013,
mais c'est une commande Kind of Hurricane
Press). Et le recueil en cours d'écriture, pareil : des dragons au sens
étymologique du terme et mes cinq points cardinaux : amour, rêve, luxure,
culpabilité et rage. Un ou des fils conducteurs, mais des poèmes qui tiennent
chacun tout seul. Chacun respire à sa manière et vit de son côté, mais ensemble
ils forment un tout, un ensemble, un monde, un recueil quoi.
Stéphane Bernard : Ok ok. Le
truc c'est que je devrais me contenter de vous écouter répondre aux questions,
au lieu de parler et de me ridiculiser à essayer de vous convaincre que ne plus
tellement être accro à l'idée d'un livre n'est pas un état maladif. Je croyais
que la poésie c'était la liberté, mais je vois que le milieu a ses codes et
qu'un type qui écrit des poèmes orphelins restera un type qui écrit des poèmes
orphelins. J'ai déjà obtenu ce que je rêvais d'obtenir. Quelques-uns ici ont
apprécié une fois ou deux un de mes textes, voilà, des gens intelligents et
talentueux. Ça me suffit. Mon blog me suffit. Être publié dans une revue de
temps à autre me suffit. Je ne suis pas là à mendier une publication. Si vous
pensez ça, je ne pourrais sans doute rien y changer.
Brigitte Giraud : Écrire est
une liberté magistrale avec ce que l'on fait, sans ce « vouloir plaire »
et à qui d'abord ? Sans recette (surtout pas), et les codes que tu perçois,
faut juste glisser, c'est pas important, vraiment pas. Suivre son chemin,
bidouiller ses trucs avec son questionnement à soi sur ce qui est écrit. Mais
écrire avant tout. « Poète », je n'aime pas ce mot. Y a rien à
mendier. Mais on est un peu dedans, cette foutue création qui passe par les
mots, un peu chevillée à soi quand même, alors parfois on ne sait pas quoi
faire avec ça. Je crois qu'il y a des étapes, que rien n'est vain, que tout
sert toujours, que l'essentiel est de progresser (ou de croire ça) sur sa
trajectoire. Alors on est lucide. On a parfois envie de plus rien, de n'écrire
plus jamais. Parce que personne n'est un robot programmé pour un truc, et qu'on
se sent vide, épuisé. Que des textes sont tellement percutants que c'est
désespérant. Parce qu'on porte cela très haut. Écrire ce n'est pas rien. On
aura beau s'en défendre, on n'y croit pas. Parfois on n'y arrive pas. Le Mur
dont parle Emaz. Toute cette impuissance du Mur, même quand on s'appelle Emaz,
et ce n'est pas une posture de sa part, il n'a pas besoin d'être poseur, s'il l'a
jamais été. Tu as tes raisons. Manquerait plus qu'on ne les entende pas !
Fabrice Farre : C'est fort,
ce que dit Brigitte. C'est juste. Pas de pathos, pas de mystères
jusqu'après-demain. Oui, les choses comme elles sont. Tu vois, Stéphane (tiens,
je finis par te tutoyer, sans doute parce que Brigitte explique les choses du « tu »
et que toi tu es dans le vouvoiement, à l'égard du poème, ou plutôt du « livre »),
ton acharnement à dire « non, non, je ne comprends pas, ce n'est que du
remplissage », etc. me laisse penser que quand même toutes ces choses te
tracassent. Est-ce un oui inavoué ? Loin de moi l'idée de te convertir ! Je
n'en ai ni le talent ni la prétention, je fais seulement ce que j'ai à faire.
Je n'ai pas de conseils à donner, je m'y prendrais mal. On rejoint aussi l'idée
de Francesco qui pose les choses un peu dans le même esprit au début de la
conversation. Je crois, Stéphane, que tu auras gagné par ce Séminaire, la
franchise de Brigitte et Francesco qui savent si simplement te confier les
choses. C'est une grande chance, oui, je le crois sincèrement.
Cécile Guivarch : Ma petite
idée par rapport au livre ou au poème. Je pense que chacun de nous peut écrire
dans un but différent. Dans mon cas je n'écris pas des poèmes mais un recueil.
Car j'ai tant de choses à dire sur un sujet qui me travaille que quand je
commence à écrire j'ai déjà en tête tout un recueil. Que ce soit pour parler
d'exil, de mes grands-parents durant le franquisme, etc. Et actuellement du
travail des femmes, ou de l'évolution des correspondances à travers le temps et
les nouvelles technologies. Bref, j'écris des recueils pensés et avec un fil
conducteur. À l'intérieur ce ne sont pas des poèmes mais des fragments du
poème. Mais je conçois que nous n'avons pas tous la même façon d'écrire. L'important
n'est pas dans la mise en avant, dans le livre, etc., c'est plutôt de faire ce
qu’on a à faire. Écrire. Chacun à son rythme, chacun à sa manière. Et de ne pas
le faire seul. À compter d'un lecteur on peut dire que nous n'écrivons pas seul
! Après cela convient bien à certains. D'autres veulent aller plus loin. Et
l'essentiel c'est de se sentir dans son élément.
Stéphane Bernard : La
franchise de Brigitte et Francesco n'a pas attendu le Séminaire pour me
parvenir, Fabrice. Je n'ai pas beaucoup de certitudes, mais la chance de tous
vous avoir ici en est une grande et évidente.
Fabrice Farre : Je ne suis
pas dans la confidence, Stéphane. Je me mêle certainement de choses qui sont
personnelles. En tout cas, le plaisir est partagé.
Stéphane Bernard : Mais non
mais non, Fabrice. Aucun souci.
Rodrigue Lavallé : Je
pensais à un truc hier, à propos de faire un livre. Ou plutôt d'écrire des
textes comme un ensemble (livre ou pas livre, hein), c'est que ça laisse sa
chance à chacun des textes de porter une ramification potentielle qui pourra ou
pas se prolonger dans un autre, jusqu'à épuisement du filon. En tout cas perso,
envisager l'écriture comme ça plutôt que comme des éléments clos et épars m'a
ouvert des perspectives que je ne soupçonnais pas avant de m'y essayer.
Éric Dubois : Je mets mes
textes en avant sur les réseaux sociaux ; on me le reproche souvent, on me dit
que je suis narcissique.
Rodrigue Lavallé : Éric, ça
tient peut-être un tantinet aussi à tes selfies.
Thierry Roquet : En retrait.
Question de tempérament.